Il s'est intéressé (aussi !) à la philosophie et ses écrits portent sur la notion de combat, l'importance de la volonté, et de mobiliser toutes ses ressources pour arriver à son but. Et c'est sans doute là que l'on peut trouver un début d'explication à ses succès car Lasker va voir dans les échecs un moyen de prouver sinon valider ses théories.
Pour beaucoup de joueurs notre jeu est un art, voire une science, et en toute logique, ils essayent dans une position déterminée de trouver le plus fort coup d'un point de vue échiquéen. C'est le cas par exemple de Rubinstein, Capablanca, et plus près de nous Fischer qui, lui, disait : « Je ne crois pas à la psychologie, je crois aux bons coups ! ». Lasker quant à lui, a une approche radicalement différente : les échecs sont avant tout un combat ; l'affrontement de deux personnalités avec leurs forces et leurs faiblesses. En conséquence, la notion de coup le plus fort devient relative : le meilleur, c'est le coup qui sera perçu comme le plus désagréable par l'adversaire... Si l'on adhère à cette théorie, il est essentiel de savoir jusqu'où l'on peut aller trop loin. Apparemment, Lasker a su...
Quelques jugements, pour le moins nuancés, par ses pairs : « Le plus grand des Champions fut, bien sûr, Emanuel Lasker » (Mikhaïl Tal). « Emanuel Lasker était un joueur de café » (Robert Fischer). « Je l'admirais... jusqu'à ce que j'étudie ses parties » (Bent Larsen). « Mon héros aux échecs ! » (Viktor Kortchnoï).
Enfin et pour clore cette présentation : de tout temps les joueurs d'échecs se sont demandé ce qu'auraient donné des rencontres entre les meilleurs Champions d'époque différentes ; exemple : un match Morphy-Tal !? Les statisticiens armés de méthodes très compliquées se sont attelés au problème et il apparait que le plus fort joueur de tous les temps pourrait bien être à ce jour... Emanuel Lasker !!!
Emanuel Lasker, Champion du monde d'échecs
de 1894 à 1921
Emanuel Lasker (1868-1941) fut Champion du monde de 1894 à 1921 soit une durée de 27 ans ! Il a ravi le titre à Wilhelm Steinitz et l'a cédé à José Raúl Capablanca.
Mathématicien de formation, il obtient son doctorat en 1900. Jouant très peu dans les tournois, tant ses prétentions financières (pour l'époque) étaient élevées, les échecs étaient pour lui un moyen de gagner une vie confortable. Après parfois des années d'absence, il revenait à la compétition quand il avait besoin d'argent et c'était là l'occasion de remettre le titre en jeu moyennant une bourse confortable à trouver par le challenger. Challenger auto-proclamé ou désigné par ses bons résultats et dont la candidature était acceptée ou refusée.
C'était l'un des effets pervers (sujet déjà abordé dans cette chronique) lorsque le Titre mondial était la propriété du Champion régnant. Par exemple Capablanca réclama, en vain, pendant des années, une revanche à Alekhine mais celui-ci préféra « donner sa chance » à Efim Bogoljubov dont il ne craignait pas grand-chose ?! Lasker fut aussi membre de l'équipe olympique d'Allemagne de bridge et pour faire bonne mesure il avait au go la force de Maître.
Il a été et demeure une énigme. Le GMI Andrew Soltis avait écrit : « Emanuel Lasker est un mystère : comment quelqu'un qui a joué à la fois des coups aussi profonds et tant de fois des coups douteux, en bref, des échecs si mauvais, a-t-il pu devenir Champion du monde et le rester pendant 27 ans ? ».
Des auteurs-joueurs comme Nunn ou Kasparov ont souligné (pas spécialement à propos de Lasker) que les échecs du XIXème siècle étaient truffés de fautes et que le jeu défensif à cette époque était très faible. C'est indéniable, de même le fait que l'organisation d'un tournoi du temps de Lasker (avec des participants de niveaux très hétérogènes) n'avait rien à voir avec ce qui se fera à l'époque moderne, néanmoins, les forts joueurs du moment s'appelaient : Alekhine, Botvinnik, Euwe, Capablanca, Bogoljubov, Reti, Marshall et Tarrasch. Et contre des adversaires de cette qualité, Lasker a un score très positif.
Autre temps, autres mœurs : un record imbattable !
Juin 2016 : Lasker Emanuel - Tarrasch Siegbert (1-0), Tournoi de Saint-Pétersbourg, 1914
Une partie que j'ai aim� (ChessBase 12)
[Event "Tournoi de Saint-Pétersbourg"]
[Site "Saint-Pétersbourg"]
[Date "1914.05.14"]
[Round "4"]
[White "Lasker Emanuel"]
[Black "Tarrasch Siegbert"]
[Result "1-0"]
[ECO "D30"]
[PlyCount "91"]
[EventDate "1914.05.11"]
[EventType "tourn"]
[EventRounds "8"]
[EventCountry "RUS"]
[Source "ChessBase"]
[SourceDate "1999.07.01"]
1. d4 d5 2. Nf3 c5 3. c4 e6 {Le décor est planté : ce
sera la défense Tarrasch. Ecoutons ce qu'en dit son créateur : "La manière de
jouer que je tiens pour la meilleure même si je dois avouer que je suis le
seul de cet avis. Il est basé sur l'idée totalement correcte que dans le
Gambit-Dame c5 est le coup libérateur pour les Noirs et il doit donc être joué
aussi vite que possible. Avec cette défense les Noirs obtiennent un jeu libre
pour leurs pièces au prix d'un pion isolé." Le problème est que tout le monde
n'est pas d'accord sur le "prix" de ce pion isolé : pour Tarrasch c'est un
avantage dynamique, pour Nimzowitsch c'est une faiblesse statique...} 4. cxd5
exd5 5. g3 Nc6 6. Bg2 Nf6 {Les Noirs ont beaucoup de mal à lutter contre cette
construction blanche mise au point par les stratèges d'exception que furent
Carl Schlechter et Akiba Rubinstein. L'idée des Blancs consiste à viser d5
tout en tentant d'occuper les cases c5 et d4. (La partie Rubinstein-Salwe 1-0,
Lodz, 1908 est un modèle du genre : paire de pions isolés (c6-d5), jeu contre
un complexe de couleur affaibli).} 7. O-O {Lasker évite la théorie du moment
et va suivre sa propre idée.} ({Par rapport à la construction blanche les
défenseurs de la Tarrasch avaient repris espoir grâce à la variante :} 7. Nc3
Be7 8. O-O O-O 9. dxc5 d4 $5 10. Nb5 (10. Na4 Bf5) 10... Bxc5 $11) 7... Be7 8.
dxc5 {On notera pour les débutants que l'échange en c5 n'est pratiqué que
lorsque les Noirs ont joué le Fou en e7 de manière à lui faire perdre un temps
par la reprise.} Bxc5 9. Nbd2 $5 {[%csl Rd4,Rd5][%cal Gb1d2,Yd2b3,Yb3d4,Yf3d4]
Diagramme [#] Plutôt que de développer le Cavalier en c3 d'où il pouvait être chassé
par d5-d4, Lasker prépare avec gain de temps, par l'attaque du Fc5, le blocage
de d4.} d4 $6 {Les Noirs s'assurent un gain d'espace, gardent un oeil sur le
pion e2 et avancent avant que le pion ne soit fermement bloqué sur d5. D'où la
remarque ironique de Nimzowitsch (l'adversaire irréductible de Tarrasch sur la
question du pion isolé force ou faiblesse ?) "Le pion isolé a le choix de
devenir faible en d4 ou d5 !.".} ({Euwe a montré plus tard que :} 9... O-O 10.
Nb3 Bb6 11. Nbd4 Re8 {donnait aux Noirs une bonne partie.}) 10. Nb3 Bb6 {
[%cal Gc5b6,Yc8f5,Yf5e4] Diagramme [#]} 11. Qd3 $1 {[%csl Rd4][%cal Gd1d3,
Yb3d4,Yf3d4,Yf1d1,Yd1d4] Empêche Ff5 et menace Td1. "Lasker réfute la poussée
du pion considérée comme douteuse très astucieusement." (Tarrasch).} Be6 ({
Les Noirs pouvaient éviter la perte du pion au prix d'une finale...perdante :}
11... O-O 12. Rd1 Bg4 13. Nbxd4 Nxd4 14. Nxd4 Bxd4 15. Qxd4 Qxd4 16. Rxd4 Bxe2
17. Bxb7 Rad8 18. Rxd8 Rxd8 19. Be3 a5 20. Bg2 $18) 12. Rd1 Bxb3 13. Qxb3 {
[%csl Gd4][%cal Gd3b3,Ye2e3]} Qe7 ({Les Blancs menaçaient du gain d'un pion
par :} 13... -- 14. e3 O-O 15. Nxd4 Nxd4 16. exd4 $16) 14. Bd2 O-O 15. a4 $1 {
[%csl Rb7][%cal Ga2a4,Ya4a5,Ya5a6,Ya6b7,Yg2a8] Diagramme [#] L'idée est de
pousser a5 puis a6 de provoquer l'échange du pion b7 et de créer un chaos sur
l'aile-Dame noire tout en valorisant le Fg2. Ce sera le thème récurrent de
cette partie. Les Blancs vont amener une situation peu claire où les Noirs
devront analyser sans arrêt des variantes complexes aboutissant à des
positions impossibles à juger avec précision alors que le style positionnel de
Tarrasch lui faisait préférer des parties au déroulement limpide.} Ne4 ({
Par exemple :} 15... Rfe8 16. a5 Bc5 17. a6 bxa6 18. Qa4 Rac8 19. Rdc1 $13) ({
À éviter :} 15... Qxe2 $4 16. Re1 Qa6 17. Bf1 Na5 18. Qc2 Rac8 19. Qxc8 $1 Rxc8
20. Bxa6 $18) ({Tarrasch a émis l'idée qu'il aurait été meilleur de bloquer le
pion a à un moment donné :} 15... Bc5 16. a5 a6 $14) 16. Be1 Rad8 {Les Noirs
se trouvent déjà devant des choix limités.} ({Un coup plausible comme :} 16...
Nc5 {conduit à une partie inférieure après :} 17. Qb5 $1 Ne6 18. a5 Bc5 19. a6
Rab8 20. axb7 Ncd8 (20... Ned8 21. Rac1 $18) (20... Qxb7 $2 21. Qxb7 Rxb7 22.
Ne5 Nxe5 23. Bxb7 $18) 21. b4 Rxb7 22. Qc4 Bb6 23. Ne5 $16) 17. a5 Bc5 18. a6
$1 {Poursuit l'idée de 15. a4. Le pion a7 est miné ; or c'est le protecteur du
Cc6 qui lui-même protège le pion d4.} bxa6 $2 ({Meritait attention :} 18... Rb8
$5 19. axb7 Rxb7 20. Qc2 Rc7 $16 (20... -- 21. Nh4 {[%csl Rb7,Rc6,Re4,Re7]
[%cal Gf3h4,Yg2b7,Yh4f5,Yf5e7]}) (20... Re8 $2 21. Nd2 $1 Nxd2 22. Bxc6 $18)) (
{Le meilleur était :} 18... b6 {pourtant Tarrasch a estimé la variante
suivante inférieure pour lui :} 19. Qa4 Rc8 20. Rab1 $2 Rfd8 $2 21. b4 $16) ({
Mais :} 18... b6 19. Qa4 Rc8 20. Rac1 Nd6 $1 21. b4 b5 $1 22. Qb3 Bb6 $16 {
donne une position beaucoup plus facile à jouer pour les Noirs même si les moteurs
de jeu donnent des valeurs à peu près équivalentes à la fin des variantes.})
19. Rac1 $1 {[%csl Rc6,Re4,Re7][%cal Ga1c1,Yf3h4,Yh4f5,Rg2c6] Diagramme [#]} ({
Beaucoup plus fort (avec la menace Ch4!) que la reprise automatique :} 19. Rxa6
Bb6 20. Qb5 Rc8 21. Bh3 Rc7 22. Rc1 $11 {et les Blancs n'ont rien obtenu.})
19... Rc8 {Le problème essentiel des Noirs est d'ordre structurel
: ils ont 3 pions faibles : a7-a6-d4. Ils peuvent néanmoins obtenir la nulle
s'ils réussissent à échanger ces 3 pions contre le pion b2. Ils se
retrouveraient alors avec des pions sur une seule aile : 4 contre 3 et une
telle finale de Tours, par exemple, est théoriquement nulle.} 20. Nh4 $1 Bb6 $2
{Un coup évident... mais qui perd la qualité.} ({La menace transparente était :
} 20... -- 21. Bxe4 Qxe4 22. Rxc5 $18) (20... Nf6 21. Nf5 Qe5 22. Bh3 Rc7 $16 {
était meilleur.}) 21. Nf5 Qe5 22. Bxe4 $2 {Amusant quand on se rappelle que
c'est Lasker qui a formulé la recommandation suivante : "Quand vous trouvez un
bon coup, cherchez en un meilleur !".} ({Il rate là une belle
occasiond'appliquer son propre principe avec :} 22. Qf3 $1 Rfe8 ({ou :} 22...
Nc5 23. b4 $1 Nd7 24. Qd5 Qxd5 25. Bxd5 Nde5 26. Bxc6 Nxc6 27. Rxc6 Rxc6 28.
Ne7+ $18) 23. Qxe4 Qxe4 24. Bxe4 Rxe4 25. Nd6 $18 {et compte tenu du niveau
des joueurs, il est probable que l'abandon eût été immédiat.}) 22... Qxe4 23.
Nd6 Qxe2 24. Nxc8 $2 {Même remarque que précédemment, la reprise pouvait
attendre.} ({Beaucoup plus fort :} 24. Rd2 Qe5 25. Nxc8 Rxc8 26. Rdc2 $1 {
[%csl Rc6][%cal Gd2c2,Yc1c6,Yb3f3,Yf3c6]} d3 {forcé pour détourner
temporairement la Dame blanche.} (26... Qe8 $2 27. Qd5 $1 Ne7 28. Rxc8 Nxc8 29.
Qa8 Nd6 30. Qxe8+ Nxe8 31. Rc8 Kf8 $4 32. Bb4+ Kg8 33. Rxe8#) 27. Qxd3 Rd8 28.
Qe2 Qxe2 29. Rxe2 $18) 24... Rxc8 25. Qd5 Qe6 26. Qf3 {Les Blancs ont perdu
une grande partie de leur avantage. On entre dans une nouvelle phase où les
Noirs ont deux pions pour la qualité ce qui constitue une compensation
suffisante en l'absence de menace(s) immédiate(s).} ({Les deux joueurs ont
manifestement sous-estimé :} 26. Qxe6 fxe6 27. f4 $18 {avec gros avantage
blanc.}) 26... h6 27. Bd2 Ne5 28. Rxc8+ Qxc8 29. Qe4 Nd7 $2 ({Meilleur :} 29...
Ng4 30. Rc1 Qd7 31. Qc6 Qxc6 32. Rxc6 Kf8 33. f4 Ke7 34. Kg2 $16 {et en dépit
de leur avantage les Blancs ont encore beaucoup à faire pour gagner.}) 30. Rc1
Qf8 $2 {Une faute tactique qui perd un pion.} ({Mais la suite pratiquement
forcée :} 30... Qd8 31. Qd5 {[%csl Rd7][%cal Ge4d5,Yc1c6,Yc6d6,Yd5d7]} Qe7 32.
Ba5 Nf6 33. Qa8+ Kh7 34. Bxb6 axb6 35. Qxa6 $18 {était aussi perdante.}) 31.
Bxh6 $1 Nc5 (31... gxh6 32. Qg4+ {[%csl Rd7,Rg8][%cal Ge4g4,Yg4g8,Yg4d7]
équivaudrait à l'abandon.}) 32. Qg4 f5 33. Qg6 {[%csl Rg8][%cal Gg4g6,Yc1e1,
Ye1e8,Ye8g8]} Qf7 {De l'aveu de Tarrasch : "Les Noirs sont irrémédiablement
perdus car les Blancs peuvent se créer un pion passé.". La manière dont ils
vont le faire est aussi intéressante qu'instructive.} 34. Qxf7+ Kxf7 35. Bg5
Nd3 36. Rb1 Ke6 37. b3 Kd5 38. f3 a5 39. h4 Nc5 40. h5 d3 41. Kf1 a4 42. bxa4
Nxa4 43. Bf6 $1 {La tactique demeure la reine de notre jeu
même en finale avec un matériel restreint.} Ke6 ({Après :} 43... gxf6 {les
pièces mineures noires ne peuvent empêcher la promotion du pion h.} 44. h6 Nc3
45. Ra1 d2 46. h7 d1=Q+ 47. Rxd1+ Nxd1 48. h8=Q $18) 44. Bxg7 Kf7 45. Be5 Nc5
46. Rd1 {Ainsi jouait Emanuel Lasker voici plus d'un siècle. Et naturellement
comme tous les êtres en avance sur leur temps il fut incompris et critiqué.
Tarrasch, qui à l'issue de cette partie, a félicité son adversaire et loué son
jeu n'a pas toujours eu, loin s'en faut, la même attitude sportive. Il a
accusé Lasker, dont on ne s'expliquait pas les succès, de magie et
d'hypnotisme ??! Amusant de constater qu'un demi siècle plus tard, vers la fin
des années 50, lorsque Tal a conquis le titre mondial suite à une ascension
météorique, la même accusation d'hypnotisme fut formulée. Et Tal, tout comme
Lasker (avec un style de jeu différent) provoquait sur l'échiquier des
situations chaotiques, indécises dont il savait profiter mieux que ses
adversaires. Il semblerait donc qu'aux échecs aussi : "L'histoire ne se répéte
pas, elle bégaie" (Karl Marx).} 1-0
Aubenas-Vals Échiquier Cévenol
Quartier les Champs
07200 Saint Etienne de Fontbellon